Métamorphoses – les crânes de Dashi

La représentation des crânes a depuis longtemps attiré peintres, sculpteurs, joailliers et dramaturges – souvenons-nous par exemple du crâne du « pauvre Yorick » entre les mains de Hamlet. Ils évoquent la brièveté de la vie et la fragilité de nos existences. Ils inspirent les artistes par leurs traits expressifs, et les écrivains par leur sens philosophique. Dans cet article, nous voudrions aborder les crânes dans le travail du sculpteur Dashi Namdakov – un aspect à la fois intemporel, international et mystérieux de son œuvre.

Les œuvres du sculpteur bouriate (la Bouriatie est située dans le sude de la Sibérie) Dashi Namdakov ont déjà séduit dans de nombreux pays, de l’Extrême-Orient à Miami. Malgré leur côté très ethnique, des publics variés s’en sentent proches.
Dashi est issu d’une lignée d’artisans forgerons. Jusqu’à sept ans, il a vécu dans la sphère familiale, ne parlant même pas le russe. Depuis sa plus tendre enfance, il a pu observer son père au travail, dessiner et réaliser des sculptures sur bois.

Il est probable que les ossements d’animaux observés dans son enfance aient pris à ses yeux une signification particulière et aient attisé sa fantaisie.

D’après lui, « les crânes sont une icône de ma steppe natale, où l’on ne cesse de croiser les restes d’animaux morts – qu’ils soient endémiques de cet espace ou simples visiteurs ». Des crânes sont apparus dans l’œuvre de Dashi alors qu’il n’avait pas encore percé en tant que sculpteur, dans ses collections de bijoux créées à Oulan-Oudé (capitale de la Bouriatie). A la différence de nombreux joailliers contemporains à la mode, il était attiré non par les crânes humains, mais par ceux des animaux.
Par ailleurs, dans la tradition bouriate les chamanes portent fréquemment des crânes d’animaux sur la tête. On en retrouve dans les sculptures de Dashi « Masques », « Souvenirs du futur » et « Chamane ».

La première sculpture représentant un crâne seul, baptisée « Yin et Yang », a vu le jour spontanément. Dashi a pris l’empreinte d’une coquille fossilisée et l’a prolongée avec un crâne de lynx. Le nom de l’œuvre « Yin et Yang » découle de cette association harmonieuse entre une ammonite antique, qui évoque l’apparition de la vie sur terre, et le crâne d’un mammifère carnivore. Il suggère la lutte éternelle et la complémentarité entre la vie et la mort. Ce travail de jeunesse de polissage et de gravure est encore proche des bijoux que Dashi avait réalisés.

Viennent ensuite des expérimentations. Dashi orne le crâne d’un petit animal de défenses de mammouth. En résulte une forme rappelant un insecte fantastique. La sculpture baptisée du nom évocateur de « Crâne » demande à être étudiée sous tous ces angles. De profil, elle ressemble aux reste d’un extra-terrestre. De face, elle fascine par ses immenses yeux sans fin. Cette œuvre évoque une intelligence supérieure ou une grande âme : pour les nomades des steppes, le crâne est le site où se trouve l’âme.

Peu à peu, Dashi s’éloigne des œuvres décoratives, se débarrasse de l’inutile et se concentre sur l’essentiel ; il tend vers la simplicité et l’évidence des formes. Dans le même temps, il accorde de plus en plus d’importance à la finition de la surface métallique. Ainsi, pour le « Crâne araignée », une sculpture plus abstraite que celles qui l’ont précédé, la patine verte et la finition rugueuse font de ce crâne un zoolithe fantastique.

Les succès rencontrés par les œuvres de Dashi de par le monde ne pouvaient qu’influencer son travail. Sa coopération avec les talentueux fondeurs de Pietro-Santa, la légendaire « ville des sculpteurs » italienne, ainsi que son déménagement à Londres, ont déteint sur ses expérimentations autour des crânes.
Ainsi, Dashi reconnaît qu’il a été profondément impressionné par les sculptures de Henri Moore, qui affirmait que la sculpture n’était rien d’autre qu’un « cadre pour le vide ». Une certaine influence du maître anglais se ressent à la vue de la sculpture « Idée » de Dashi. C’est un crâne fantastique d’un animal carnivore sur des « jambes » atypiques, qui fascine par ses creux expressifs.

Au-delà de ces crânes, qui diffèrent par leur forme, les matériaux utilisés et la signification que l’on peut leur donner, le portfolio de Dashi contient un certain nombre d’autres sculptures rappelant, au premier regard, des restes fossilisés. Il s’agit notamment de « Apis » et de « L’attente ».

« Apis », au premier regard, ressemble à un os bizarre. En regardant de plus près cette abstraction osseuse, il est possible d’y voir les traits d’un taureau puissant. Toutefois, l’Apis de Dashi n’est pas une divinité paisible. Il est agressif, empli de la force primaire qui féconde la terre. Malgré sa position stable sur des membres tronqués, il frappe par son énergie interne.

« L’attente » est une sculpture horizontale. Elle rappelle à première vue un os ou la branche d’un vieil arbre. Lors des expositions, elle attire l’attention plus pour sa forme abstraite que pour son expressivité. Mais son nom invite à la regarder plus attentivement. Les éléments fondateurs d’un être vivant se laissent peu à peu entrevoir : os, squelette, éléments fossilisés. Le mystère s’éclaircit enfin : la sculpture devient une femme couchée, dont le visage est tourné vers le ciel. Sa tête, sa poitrine, son ventre, ses genoux pliés se laissent deviner. Et dans le ventre, une nouvelle vie apparaît.

Ces derniers temps, Dashi tend vers la sculpture monumentale et étend les limites de son art. Son amour ancien pour la construction a déjà trouvé à s’exprimer dans la réalisation d’un premier projet architectural. Ainsi, c’est sur ses dessins qu’a été réalisé le Centre de la famille de la ville de Kazan’ (au Tatarstan en Russie).

C’est toutefois son second projet d’édifice qui nous intéresse ici plus particulièrement : l’artiste a en effet conçu l’architecture du musée « Mammouth » comme un bâtiment ressemblant à un gigantesque crâne de ce lointain cousin de l’éléphant.

Ce serait l’élément central d’un nouveau parc de la région de Moscou, intitulé « Le plus beau pays » et créé sous l’égide de la Société géographique russe. Selon l’idée de Dashi, présentée à la Société en avril 2016, le crâne de mammouth symbolise une représentation antique du monde. A l’intérieur, cet édifice serait toutefois doté de tous les éléments de modernité. Aucune date n’est encore donnée pour l’éventuel début de la construction.

Le thème des crânes et des squelettes occupe une place particulière dans l’œuvre de Dashi. Avec le temps, elle prend de nouvelles significations et ne cesse de se transformer : des bijoux à la sculptures pour arriver aujourd’hui à l’architecture contemporaine.

Anna Vihrova

Critique d’art

Chargée de recherche

Musée Pouchkine de Moscou